Le bar des visiteurs éphémères
Cette nouvelle a été proposée dans le cadre de L’été du Kraken challenge. Vous pouvez la retrouvez ici. Merci aux organisateurs !
— Un billet ? Pour une personne seulement ?
Au guichet, l’agent m’observe à travers ses lunettes, d’un air las. Comme s’il avait vendu, toute sa vie durant, des tickets pour la visite d’un jardin miteux et qu’encore maintenant, il poursuivait sans répit son activité. Il devrait profiter d’une retraite bien méritée, plutôt que d’ajouter encore à mon désespoir, avec sa tête de déterré.
— Oui, je suis venue seule, réponds-je d’une voix éteinte.
Il écrit quelques mots sur une feuille jaunie et me fait signe de le suivre. Je soupire et lui obéit. Je dois, malgré tout, avouer que le lieu ne manque pas d’allure. Le guichet de vente des billets se situe sous une petite voûte en pierre blanche. Bien que minuscule, la pièce demeure lumineuse. Une façon de souhaiter la bienvenue, probablement.
Nous sortons par une porte à peine plus haute que moi. Je prends la peine de me baisser, par précaution. Quoique, je ne risque pas grand-chose. Je ne suis plus à cela près. Alors que nous débouchons dans le jardin, je me redresse et sens mes poils se hérisser. Quelle horreur ! Des amas de terre mêlés à des caillasses et des herbes folles se dressent devant moi et à perte de vue. Tu parles d’un « jardin bucolique » comme ils l’appellent ! Déprimant au possible. Des orties et ronces envahissent les allées, témoins de l’absence d’entretien depuis fort longtemps. Alors que nous cheminons à travers les mauvaises herbes, le vieil homme s’adresse à moi d’une voix monotone.
— Ici, c’est le quartier des anciens. C’est plutôt calme, comme vous pourrez le remarquer.
— Personne n’arrache jamais les mauvaises herbes ?
Il se retourne vers moi et lève les yeux au ciel.
— Vous plaisantez ? Tout le monde se moque bien de ce quartier. A peine se souviennent-ils de l’existence des gens qui sont ici.
Je soupire en prenant conscience de ce qui m’attend. Ça ne fait pas rêver. Vraiment pas. Non pas que j’espérais un palace. Mais tout de même… Je peste alors que nous nous enfonçons dans le jardin. Après quelques minutes de marche, les allées semblent s’élargir légèrement, m’offrant un brin d’oxygène et soulageant ma sensation d’étouffer. Enfin, tout cela, c’est surtout dans ma tête, n’est-ce pas ? Ne vous y trompez pas, j’en ai bien conscience !
— On arrive vers les résidences les plus récentes. Comme vous pourrez le constater, c’est plus gai ici.
Je ne peux le nier. Des fleurs garnissent les terrasses et de la musique s’échappe même des portes entrouvertes. Un oiseau picore quelques graines posées à même le sol. Une certaine quiétude se dégage de l’endroit, contrairement à l’entrée sinistre. Si je dois habiter désormais dans le quartier, je vais privilégier ce coin du jardin. Le vieux guide désigne un kiosque situé à quelques dizaines de mètres.
— Ça, c’est le bar éphémère, précise-t-il. Plutôt destiné aux personnes qui n’ont pas encore réussi à trouver la paix et qui ressentent le besoin de… Enfin, vous voyez.
Oh oui, je vois très bien ! J’ai passé de nombreuses heures à écumer les endroits de ce genre. Peut-être trop d’ailleurs. Je n’aurais aucune peine à y retrouver mes repères. Et il est possible que ce kiosque devienne mon QG. Voilà de quoi me mettre un peu de baume au cœur. Je me sens moins dépaysée à présent. Le fardeau qui pèse sur mes épaules s’allège légèrement. Je me redresse afin de mieux distinguer le lieu. A vrai dire, ça ressemble à tout, sauf à un bar. Au mieux, une terrasse pour gens dépressifs.
— Le soir, ceux qui le désirent s’y rassemblent, indique le vieux guide avec lassitude. Ils profitent de l’absence des visiteurs pour se montrer. Je ne sais pas ce qu’ils font, je n’y suis jamais allé. Je ne vous le conseille pas, mais quand je vois votre allure, j’ai bien conscience que vous ne m’écouterez pas, ajoute-t-il en me faisant un clin d’œil.
— Vous êtes observateur. Et perspicace, remarquai-je en souriant à mon tour.
Je n’ai pas souri depuis bien longtemps. Ce vieux bougre solitaire m’a l’air assez rusé, derrière son apparence renfrognée. De petite taille et le dos voûté, il s’arrête et me lance un regard malicieux.
— C’est que j’en ai vu passer, des gens comme vous, malheureusement ! Et je les connais bien. Je vous demanderai seulement de ne pas déranger les voisins qui voudraient trouver le repos. Et de ne pas trop vous montrer. Ça leur fout la trouille, à l’extérieur.
Je conserve le silence tandis qu’il reprend sa marche dans le dédale de chemins. Un soleil de plomb règne au-dessus de nous. J’imagine qu’en hiver, le climat est tout aussi aride. En imaginant l’apparence que peut revêtir le jardin sous la neige, une étrange question surgit dans mon esprit : Parviendrai-je à ressentir le froid, le chaud désormais ?
Le vieil homme ralentit sa marche, avant de s’immobiliser. Il m’observe intensément et désigne un objet situé derrière lui avec sa main.
— Allée 24, numéro 178. C’est ici, Amandine. Voici votre tombeau. Puissiez-vous y trouver le repos, ajoute-t-il en posant sa main sur mon épaule.
Je le remercie et observe sa silhouette s’éloigner. Il me semble qu’il boite légèrement. Ou peut-être est-ce simplement une démarche naturelle lorsqu’on porte sur ses épaules le fardeau d’effectuer les visites guidées vers l’éternité. Je m’approche de ma dernière demeure sur laquelle je m’allonge, les paupières mi-closes. Je vais avoir du mal à m’acclimater. La nature, ce n’est pas trop mon truc. Et les natures mortes, encore moins. Enfin… A défaut d’avoir pleinement profité de la vie, je devrais bien tenter d’apprivoiser ma mort. Et rien de tel qu’une visite au bar des visiteurs éphémères. Boire un coup avec des macchabées, ça doit valoir le détour, malgré tout.